mardi 17 juin 2008

Une cathédrale du commerce

Une cathédrale du commerce

Un « cerveau invisible », diabolique, excelle dans l’art de la tentation, imagine sans cesse de nouvelles séductions qui aliènent l’individu et le rendent prisonnier de l’enfer étincelant d’Hyperpolis.

La jeune fille Tranquillité aurait voulu s’asseoir pour se reposer. Mais il n’y avait aucun siège à proximité. Seulement du parquet, plat, vitrifié, sur lequel les jambes allaient et venaient sans cesse. Ceux qui avaient conçu ce piège l’avaient bien fait. Pour qu’on ne s’échappe pas, pour qu’on marche, au milieu de tous les bruits et de toutes les lumières. Où étaient-ils les maîtres ? C’était terrible de sentir leur présence, sans savoir où ils étaient. C’était plus effrayant que dans un rêve, parce qu’ici il y avait tellement de lumière, de musique, tellement de visages, tellement de mots écrits. On n’était pas seul. On ne savait plus rien, dans toute cette vie.

Ce qui était terrible aussi, c’est de marcher à l’intérieur du cerveau d’un autre. La jeune fille tranquillité regardait toutes les rues, et tous ces comptoirs, ces signes écrits, et elle pensait qu’elle n’existait plus vraiment. Plus personne autour d’elle n’existait. La masse anonyme, compacte, n’avait plus de vie, ni de passé, ni de parole. Elle coulait le long des rainures, elle ouvrait les portes, elle montait le long des rampes et des escaliers roulants. Elle achetait, mangeait, buvait, fumait, comme cela, selon les ordres d’Hyperpolis, les appels, violents des affiches, les éclats des tubes de néon et aussi les voix douces qui disaient, tout près de l’oreille : « Cooool ».

C’étaient eux qui commandaient, en vérité. La jeune fille passait maintenant à travers la salle des nourritures, et elle voyait les boîtes bleues et blanches qui dansaient devant elle. Puis des carrés blancs, marqués d’un triangle rouge. Des boîtes de métal si belles et désirables que ses mains, malgré elles, se posaient dessus, caressaient les couvercles froids. Des paquets de biscuits, des paquets de chocolat au lait, des paquets de crème. Des tubes. Des berlingots de lait, torsades de cartons très belles et très compliquées. Des pots de carton de toutes les tailles et toutes les couleurs, qui contenaient sans doute la même chose. Personne ne voyait plus rien. On avançait comme en dormant à travers la jungle multicolore, on avançait à travers un immense nuage de papillons. On oubliait tout. La jeune fille Tranquillité aurait voulu tout saisir de ses mains. Elle aurait voulu entasser des milliers de boîtes dans un chariot à roulettes. C’était l’ordre qui venait jusqu’à elle, depuis les cachettes du sous-sol, depuis les cabines de plexiglas en haut des piliers, près du ciel.

Le Clezio, Les géants, Gallimard 1973, in Recueil de textes 3AS, IPN 1987

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