lundi 2 novembre 2009

Ecriture de femme


« Je vous écris, disait la lettre, parce que je ne puis plus supporter ce silence … »
Aurélien l’avait trouvée au courrier du soir. Pour la deuxième fois, il voyait l’écriture de Bérénice. Comme un visage nouveau. Désordonnée, l’air d’être grande, mais tenant beaucoup à la ligne, avec des espaces entre les lignes inusuels pour la hauteur des lettres. Rien de l’écriture habituelle, uniforme, des femmes, qui toutes gardent de l’école et de l’enfance je ne sais quel luxe, quelle marque de l’éducation première, de l’idée qu’on se fait d’une écriture de femme de nos jours. Une écriture étrangement pas manucurée. Avec des courants d’air dedans, et comme des battements de cœur. Cette écriture inconnue dansait dans les yeux d’Aurélien, il la lut d’abord sans la comprendre, trop ému. Il lui fallait faire le point, se persuader que c’était bien Bérénice qui parlait ainsi, avec cette encre bleue, sur ce papier, teinté vert d’eau. Bérénice… laquelle ? celle des yeux ouverts, celle des yeux fermés ? Bérénice toujours.
Louis Aragon, Aurélien, Poche.





vendredi 19 juin 2009

Ah ! la classe d’antan …

A l’école, où Mr Chamarote s’obstinait à nous enseigner le carré , le triangle, le verbe « coudre », les sous-préfectures de l’Allier, le décalitre et la pile électrique, régnait une sourde agitation. C’était l’époque où les hannetons naissent familièrement dans les plumiers, où le ver à soie file son cocon dans les ténèbres du pupitre et où, à l’improviste, à travers la torpeur des classes, s’envole un absurde bourdon ou quelque bombyx aux ailes de feu.

Des courants électriques parcouraient les bancs tachés d’encre. On se passait des mots rapidement chuchotés, et quand une abeille, venue du grand mûrier qui ombrageait la cour, entrait étourdiment par la fenêtre, tous les nez se levaient en l’air, et quarante paires d’yeux enivrés suivaient ce terrible point d’or chargé de miel. Mr Chamarote avait beau se fâcher, tant que l’abeille vrombissait dans le ciel de sa classe, personne ne s’intéressait à la règle de trois ni au règne de Pépin le Bref. Parfois, poussée par son caprice, l’abeille menaçait Mr Chamarote lui-même sur sa chaire. Alors il essayait de la chasser à grands coups de plumeau. La classe frémissait ; quelques rires fusaient ça et là. De la chaire filaient aux quatre points cardinaux des punitions terribles.

− Sucot, tu me copieras trois fois la leçon sur les assolements et tu feras une heure de piquet.

L’abeille s’en allait à travers les splendeurs de la fenêtre et se perdait dans l’air. Mr Chamarote se rasseyait, il y avait un moment de silence.

Henri BOSCO, L’âne Culotte, Gallimard 1937



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vendredi 22 mai 2009

Nous aussi, hein ?...

Le matin, quand j’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse, Lorette gravit lentement les trois marches de l’escalier et, parvenue au haut de l’estrade, elle regarde le ciel à droite et à gauche, comme si elle jaugeait de l’œil l’horizon, avant de se tenir immobile dans une sorte de recueillement. On dirait qu’elle prie. Ce qui est incontestable, c’est la dignité, la solennité de son attitude.

Plus tard, ce matin, comme j’avais gagné dans le retiro ma place, à la table où j’écris, je la cherche des yeux. Elle avait disparu, mais c’était elle que j’entendais parler. Son langage était fait de plaintes basses et de petits cris aigus, sans rapport aucun avec l’aboiement, mais comparables, analogues aux balbutiements que font entendre les muets, quand leurs gestes sont dépassés par les émotions qu’ils cherchent à exprimer.

Je m’avance et je la surprends, la tête passée entre les balustres de la terrasse, en grande conversation avec le chien du coiffeur, un fox à poils durs qui faisait son Roméo au bas du terre-plein, comme elle au balcon, sa Juliette, à qui mieux mieux éperdus, désespérés de ne pouvoir bondir l’un vers l’autre.

Et je songeais au bienfait des abîmes qui empêchent les amants de se rejoindre, leur épargnant par là de tenir l’objet de leur convoitise pour ce qu’il est.

Marcel Jouhandeau, Animaleries, éd. Gallimard.



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lundi 6 avril 2009

Un Martin-tueur

L’auteur dévisage le style d’un romancier qui ne laisse pas la vie à ses personnages à la fin de ses écrits et verrouille l’esprit de ses lecteurs sans la moindre lueur d’espoir qu’un actant reste sauf.

Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance. Tous ces pauvres gens, pleins de vigueur et d’espoir au premier chapitre, mouraient comme d’épidémie dans les vingt ou trente dernières pages, et bien souvent dans la force de l’âge. Ces hécatombes avaient fini par faire du tort à l’auteur. On disait ordinairement qu’il avait un génie magnifique, mais que tant de morts prématurées rendaient par trop déprimante la lecture de ses romans les plus beaux. Et on le lisait de moins en moins. La critique elle-même, qui avait encouragé ses débuts, commençait à se lasser d’une aussi sombre disposition, insinuant que cet auteur était « à côté de la vie » et l’écrivant même.

Martin, pourtant, était un homme très bon. Il aimait bien ses personnages et n’aurait pas demandé mieux que de leur assurer une longue existence, mais c’était plus fort que lui. Dès qu’il arrivait vers les derniers chapitres, les héros de ses romans lui claquaient dans la main. Il avait beau s’ingénier à les garder saufs, toujours survenait-il quelque fatalité qui les lui ravissait. Une fois, il avait réussi, en sacrifiant d’ailleurs tous les autres personnages, à faire vivre une héroïne jusqu’à la dernière page, et déjà il se félicitait lorsqu’une embolie emporta la pauvre fille à quinze lignes de la fin. Une autre fois, il avait entrepris d’écrire un roman dont l’action se passait dans une école maternelle, afin que les plus âgés de ses personnages n’eussent pas plus de cinq ans. Il pensait avec raison que l’innocence de cet âge, comme aussi bien la vraisemblance, désarmeraient l’implacable destin. Par malheur, il s’était laissé allé à écrire un roman fleuve, si bien qu’au bout de quinze cents pages, les bambins étant devenus vieillards branlants, il n’avait pu résister à recueillir leur dernier soupir.

Marcel Aymé, Derrière chez Martin, Poche 1969





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mardi 6 janvier 2009

L'île aux sentiments.

Il était une fois, une île où tous les différents sentiments
vivaient : le Bonheur, la Tristesse, le Savoir, ainsi que tous les
autres, l'Amour y compris.

Un jour on annonça aux sentiments que l'île allait couler.
Ils préparèrent donc tous leurs bateaux et partirent.

Seul l'Amour resta.

L'Amour voulait rester jusqu'au dernier moment.
Quand l'île fut sur le point de sombrer, l'Amour décida d'appeler à
l'aide.

La Richesse passait à côté de l'Amour dans un luxueux bateau.

L'Amour lui dit, "Richesse, peux-tu m'emmener?"

"Non car il y a beaucoup d'argent et d'or sur mon bateau. Je n'ai pas
de place pour toi."

L'Amour décida alors de demander à l'Orgueil, qui passait aussi
dans un magnifique vaisseau, "Orgueil, aide-moi je t'en prie !"
"Je ne puis t'aider, Amour. Tu es tout mouillé et tu pourrais
endommager mon bateau."

La Tristesse étant à côté, l'Amour lui demanda, "Tristesse,
laisse-moi venir avec toi."

"Ooh... Amour, je suis tellement triste que j'ai besoin d'être
seule !"

Le Bonheur passa aussi à coté de l'Amour, mais il était si heureux
qu'il n'entendît même pas l'Amour l'appeler !

Soudain, une voix dit, "Viens Amour, je te prends avec moi."
C'était un vieillard qui avait parlé.

L'Amour se sentit si reconnaissant et plein de joie qu'il en oublia
de demander son nom au vieillard. Lorsqu'ils arrivèrent sur la terre
ferme, le vieillard s'en alla.

L'Amour réalisa combien il lui devait et demanda au Savoir

"Qui m'a aidé ?"

"C'était le Temps" répondit le Savoir.

"Le Temps ?" s'interrogea l'Amour.

"Mais pourquoi le Temps m'a-t-il aidé ?"

Le Savoir, sourit plein de sagesse, et répondit :

"C'est parce que seul le Temps est capable de comprendre combien
l'Amour est important dans la Vie."