lundi 6 avril 2009

Un Martin-tueur

L’auteur dévisage le style d’un romancier qui ne laisse pas la vie à ses personnages à la fin de ses écrits et verrouille l’esprit de ses lecteurs sans la moindre lueur d’espoir qu’un actant reste sauf.

Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance. Tous ces pauvres gens, pleins de vigueur et d’espoir au premier chapitre, mouraient comme d’épidémie dans les vingt ou trente dernières pages, et bien souvent dans la force de l’âge. Ces hécatombes avaient fini par faire du tort à l’auteur. On disait ordinairement qu’il avait un génie magnifique, mais que tant de morts prématurées rendaient par trop déprimante la lecture de ses romans les plus beaux. Et on le lisait de moins en moins. La critique elle-même, qui avait encouragé ses débuts, commençait à se lasser d’une aussi sombre disposition, insinuant que cet auteur était « à côté de la vie » et l’écrivant même.

Martin, pourtant, était un homme très bon. Il aimait bien ses personnages et n’aurait pas demandé mieux que de leur assurer une longue existence, mais c’était plus fort que lui. Dès qu’il arrivait vers les derniers chapitres, les héros de ses romans lui claquaient dans la main. Il avait beau s’ingénier à les garder saufs, toujours survenait-il quelque fatalité qui les lui ravissait. Une fois, il avait réussi, en sacrifiant d’ailleurs tous les autres personnages, à faire vivre une héroïne jusqu’à la dernière page, et déjà il se félicitait lorsqu’une embolie emporta la pauvre fille à quinze lignes de la fin. Une autre fois, il avait entrepris d’écrire un roman dont l’action se passait dans une école maternelle, afin que les plus âgés de ses personnages n’eussent pas plus de cinq ans. Il pensait avec raison que l’innocence de cet âge, comme aussi bien la vraisemblance, désarmeraient l’implacable destin. Par malheur, il s’était laissé allé à écrire un roman fleuve, si bien qu’au bout de quinze cents pages, les bambins étant devenus vieillards branlants, il n’avait pu résister à recueillir leur dernier soupir.

Marcel Aymé, Derrière chez Martin, Poche 1969





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