dimanche 17 octobre 2010

La Swann

Mais au lieu de la simplicité, c'est le faste que je mettais au plus haut rang, si, après que j'avais forcé Françoise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes " lui rentraient ", à faire les cent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l'allée qui vient de la Porte Dauphine - image pour moi d'un prestige royal, d'une arrivée souveraine telle qu'aucune reine véritable n'a pu m'en donner l'impression dans la suite, parce que j'avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale, - emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d'un petit groom rappelant le « tigre « de » feu Baudenord », je voyais - ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon coeur par une nette et épuisante blessure - une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe " dernier cri « des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann

dimanche 26 septembre 2010

Une enfance sans joie

Quel bric-à-brac et quel entassement ! Pourquoi faut-il à la plus simple vie tant d’accessoires ? Nous n’avions qu’une seule chambre. On y travaillait, on y mangeait, on y dormait, même certains soirs on y recevait les amis. Autour des murs, il avait fallu ranger deux lits, une table, deux armoires, un buffet, le tréteau du fourneau à gaz, accrocher les casseroles, les photographies de famille, celles du Czar et du Président de la république. Il y avait devant la cheminée un autre fourneau de fonte sur lequel fumait toujours une cafetière de terre jaune. Le fourneau avait encore ses quatre pattes, mais l’une d’elles ayant subi des dommages était entourée d’une grande considération. On la signalait aux nouveaux visiteurs, en les priant de ne point la heurter. Des ficelles couraient d’un coin à l’autre de la pièce sur lesquelles séchait toujours la dernière lessive. Une haute fenêtre donnait sur les jardins du père Bruant. Sous elle, on avait installé « l’atelier », la machine à coudre de ma mère, le bahut de mon père et un grand baquet d’eau dans lequel trempaient toujours des cambrures et des semelles. Une table ronde, dont baissait les battants les jours ordinaires, occupait le centre de la pièce. Mais la merveille de la maison, c’était la tablette de la cheminée ! Entre les fers à repasser, le réveille-matin, le filtre à café et la boîte à sucre, régnaient nos dieux, une petite croix noire avec son Christ argenté et une bonne vierge de faïence bleue à couronne jaune. Le Christ semblait pleurer sur nos malheurs ; la Bonne Vierge nous rendait l’espoir en dorlotant son enfançon. Il y avait aussi, dans des vases coloriés, des fleurs séchées si étranges que je n’en ai vu nulle part de pareilles. Un cousin, disait-on, les avait rapportées d’une colonie lointaine. Elles étaient toutes poussiéreuses ; on ne les touchait jamais, crainte de les effeuiller. Ainsi avions-nous part à la pitié, à la joie, à la beauté du monde. Toutes ces choses divines rayonnaient sur la cheminée.

J. Guéhenno. Journal d’un homme de 40 ans. Grasset