mardi 24 mars 2015

Souvenir et conscience

Mai 35.
   Ce que je veux dire :
   Qu'on peut avoir - sans romantisme - une nostalgie d'une pauvreté perdue. Une certaine somme d'années vécue misérablement suffisent à construire une sensibilité. Les manifestations de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s'expliquent suffisamment par le souvenir latent, matériel de son enfance (une glu qui s'accroche à l'âme).
   De là, pour qui s'en aperçoit, une reconnaissance et donc une mauvaise conscience. De là encore et par comparaison, si l'on a changé de milieu, le sentiment des richesses perdues. A des gens riches le ciel, donné par surcroît, paraît un don naturel. Pour les gens pauvres, son caractère de grâce infinie lui est restitué.
   A mauvaise conscience, aveu nécessaire. L'oeuvre est un aveu, il me faut témoigner.

Albert Camus, Carnets, Gallimard 1962 et 2013