mercredi 3 mai 2017

Animalisation progressive de l'homme ?

Les puissances traditionnelles historiques – poésie, religion, philosophie – qui, tant dans la perspective hégélo-kojévienne que dans celle de Heidegger, tenaient en éveil le destin historico-politique des peuples, ont été depuis longtemps transformées en spectacles culturels et en expériences privées, et ont perdu toute efficacité historique. Devant cette éclipse, la seule tâche qui semble encore conserver un peu de sérieux est la prise en charge et la « gestion intégrale » de la vie biologique, c'est-à-dire de l’animalité même de l’homme. Génome, économie globale, idéologie humanitaire sont les trois faces solidaires de ce processus où l’humanité post-historique semble assumer sa physiologie même comme ultime et impolitique mandat.
Si l’humanité qui a pris sur soi le mandat de gestion intégrale de sa propre animalité est encore humaine, au sens de cette machine anthropologique qui, en dé-cidant à chaque fois de l’homme et de l’animal, produisait l’humanitas, il n’est pas facile de dire, et il n’est pas évident de savoir si le bien-être d’une vie qu’on ne sait plus reconnaître comme humaine ou animale peut être senti comme satisfaisant. Certes, dans la perspective de Heidegger, une telle humanité n’a plus la forme de l’ouverture au non-dévoilé de l’animal, mais cherche plutôt en tout domaine à ouvrir et à maîtriser le non-ouvert et, avec cela, se ferme à son ouverture même, oublie son humanitas et fait de l’être son désinhibiteur spécifique. L’humanisation intégrale de l’animal coïncide avec une animalisation intégrale de l’homme.

Giorgio Agamben, « L’ouvert, De l’homme et de l’animal ». Ed. Payot & Rivages, Paris 2006.