Les puissances traditionnelles
historiques – poésie, religion, philosophie – qui, tant dans la perspective
hégélo-kojévienne que dans celle de Heidegger, tenaient en éveil le destin
historico-politique des peuples, ont été depuis longtemps transformées en
spectacles culturels et en expériences privées, et ont perdu toute efficacité
historique. Devant cette éclipse, la seule tâche qui semble encore conserver un
peu de sérieux est la prise en charge et la « gestion intégrale » de
la vie biologique, c'est-à-dire de l’animalité même de l’homme. Génome,
économie globale, idéologie humanitaire sont les trois faces solidaires de ce
processus où l’humanité post-historique semble assumer sa physiologie même
comme ultime et impolitique mandat.
Si l’humanité qui a pris sur soi le
mandat de gestion intégrale de sa propre animalité est encore humaine, au sens
de cette machine anthropologique qui, en dé-cidant à chaque fois de l’homme et
de l’animal, produisait l’humanitas, il n’est pas facile de dire, et il
n’est pas évident de savoir si le bien-être d’une vie qu’on ne sait plus
reconnaître comme humaine ou animale peut être senti comme satisfaisant. Certes,
dans la perspective de Heidegger, une telle humanité n’a plus la forme de l’ouverture
au non-dévoilé de l’animal, mais cherche plutôt en tout domaine à ouvrir et à
maîtriser le non-ouvert et, avec cela, se ferme à son ouverture même, oublie
son humanitas et fait de l’être son désinhibiteur spécifique. L’humanisation
intégrale de l’animal coïncide avec une animalisation intégrale de l’homme.
Giorgio Agamben, « L’ouvert, De l’homme et
de l’animal ». Ed. Payot & Rivages, Paris 2006.