lundi 17 décembre 2018

Les derviches tourneurs, pivots humains.


Dans la grande salle au sol de tapis rouges, les derviches commencent leur lent tournoiement au son de la flûte ney, simple roseau percé de trous dont les sons semblent susurrer les souffles mêmes de l’âme et de trois tambourins tenus par des musiciens assis à même le sol. Enveloppé dans sa tunique noire, image de la cécité de l’homme prisonnier de ce monde, et coiffé de la haute toque de feutre, image, elle, de la pierre tombale, le cheikh, pôle immobile de la danse, préside au déroulement du samâ, ce rituel où les derviches vêtus de blanc reproduisent la lumineuse rotation des planètes et la danse enfiévrée des atomes. Ici chaque pas, geste ou couleur est un symbole. Étendre les bras avant de commencer la danse, c’est accepter les dons du ciel, la descente de la grâce divine, s’apprêter à recevoir les énergies d’en haut par la main droite dont la paume est tournée vers le ciel et les diffuser vers la terre par la main gauche dont la paume est tournée vers le sol. En tournant ainsi lentement puis de plus en plus rapidement sur lui-même le derviche, par le jeu et le pouvoir de ces deux paumes inversées, attire et concentre sur lui les énergies du monde qui traversent son corps comme un éclair au ralenti, muant ce corps en réceptacle des orages, des embellies de l’invisible.

Jacques LACARRIERE, La poussière du monde, coll. Points, NIL éd. 1997, p. 61

vendredi 7 décembre 2018

La nature sculptée


Rien de plus passionnant dans un paysage que de voir la nature imiter les sculpteurs et s’amuser à faire l’artiste ! Depuis son départ de Konya, Yunus est retourné au caravansérail où, cette fois, il sombra dans un sommeil de plomb. Malgré les braiments obstinés des ânes s’inquiétant sans doute de l’absence de lune alors que les chameaux, en leur nonchalance statufiée, dormaient d’un sommeil apparemment sans rêve.
Il repartit le lendemain pour gagner les provinces de l’est et se rendre, au-delà des monts et des gorges de la Cappadoce, dans le hameau où vivait l’autre maître. Chemins bien différents des chemins de l’aller : après quelques heures de marche dans la steppe, le paysage commença à se bosseler, à se fissurer, à s’encolérer, et au terme du grand plateau, à se muer en un délire d’enflures, de boursouflures, d’œdèmes,  de monstrueux bubons que l’obstination du ciel et de la terre, les pluies et les eaux souterraines avaient creusés, rongés, entassés, amoncelés en constructions féeriques ou grotesques, en pics, crêts, mamelons, magmas aux épanchements sans retenue, aux érections obscènes, en cônes colossaux rongés d’alvéoles béantes, en dômes enchevêtrés, arcs vertigineux, tout un théâtre de rocs et de tufs, toute une apocalypse pétrifiée.
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Jacques Lacarrière, La poussière du monde, coll. Points, NIL éd. 1997, pages 75-76.


samedi 5 mai 2018

Exhibition de personnage


Le soleil brillait, n’ayant pas d’alternative, sur le rien de neuf. Murphy, comme s’il était libre, s’en tenait à l’écart, assis, dans l’impasse de L’Enfant-Jésus, West Brompton, Londres. Là, depuis des mois, peut-être des années, il mangeait, buvait, dormait, s’habillait, se déshabillait, dans une cage de dimensions moyennes, exposée au nord-est, ayant sur d’autres cages de dimensions moyennes exposées au sud-est une vue ininterrompue. Bientôt il lui faudrait s’arranger autrement, car l’impasse de L’Enfant-Jésus venait d’être condamnée. Bientôt il lui faudrait rapprendre, dans un cadre tout à fait étranger, à manger, à boire, à dormir, à s’habiller et à se déshabiller.
Il était assis, nu, dans sa berceuse. En tek naturel, elle était garantie contre tout vice de fabrication, y compris les craquements nocturnes. Elle était à lui, elle ne le quittait jamais.
Le coin où il était assis était abrité par une tenture de soleil, du pauvre vieux soleil de nouveau pour la trillionième fois dans La Vierge. Sept écharpes le maintenaient. Deux liaient les tibias aux bascules, une les cuisses au siège, deux autres au dossier le ventre et la poitrine, une autre les poignets à la barre de derrière. Seuls étaient possibles les mouvements locaux. De la sueur lui coulait par tout le corps. La respiration n’était pas perceptible. Les yeux, froids et figés comme ceux d’une mouette, fixaient sur la mouture lézardée de la corniche une éclaboussure irisée qui allait pâlissant et se rapetissant. Quelque part un coucou, ayant sonné entre vingt et trente, devint l’écho d’un cri de marchand ambulant. L’écho se tut, le cri se rapprocha, entra dans l’impasse et Murphy entendit : Quid Pro Quo ! Quid Pro quo !
C’était là des choses qu’il n’aimait pas. Elles le retenaient dans le monde dont elle faisait partie et dont lui osait espérer qu’il ne faisait pas partie. Il se demandait faiblement ce qui décomposait son soleil, ce qu’on criait comme marchandise. Faiblement, très faiblement.
Il était assis ainsi parce cela lui faisait plaisir ! D’abord cela faisait plaisir à son corps, apaisait son corps. Ensuite cela faisait plaisir à son esprit, l’élargissait dans son esprit. Car c’était seulement le corps apaisé qu’il pouvait commencer à vivre dans son esprit. Et le genre de vie qu’il menait dans son esprit lui faisait plaisir, un tel plaisir que c’était presque une absence de douleur.
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Samuel Beckett, Murphy, in Choix de textes, Classiques Larousse. 1985

mardi 1 mai 2018

Le Voile et le Verbe


Comment dit-on poussière en ossète, en ourdou, ou en swahili ? Ce mot existe sûrement dans ces langues, comme dans toutes les langues. Sauf peut-être en esquimau. Poussière et glace ne s’accordent guère. La glace ne s’émiette ni ne s’effrite, elle fond, elle s’évanouit alors que la poussière ne disparaît jamais. Remuante, turbulente, insolente, elle ne cesse de virevolter, de papillonner, de saupoudrer la face du monde du fin réseau de ses cendres instables. Au début était le Voile, non le Verbe. Au début était la Poussière, chemineuse d’immensité, poudreux simulacre des astres, nuée de pollens inféconds. Comment lutter contre la poussière, comment la vaincre, la dissiper – elle qui jamais ne rit – puisqu’elle est une part de nous-mêmes, le volage et subtil visage de notre monde ? On ne supprime jamais la poussière, on ne peut que la déplacer. Au cœur des souffles les plus fous, des trombes, des tornades, elle garde sa pérennité, voire sa sérénité, bien que fantasque et fluctuante. Elle est la complice du vent qui d’abord la berce puis la disperse, la dissémine, la rudoie, la tutoie peut-être. Qui l’étreint, qui l’enserre avant de l’enlever, fiancée volatile, pour la poser, la déposer en d’autres couches. En quelque ailleurs où elle reformera aussitôt ses escouades errantes, ses foules, ses houles sans cesse recommencées, ses fantômes égrotants. Avez-vous jamais regardé avec attention un faisceau de poussière frissonner dans les rais du soleil sans que vous vienne d’emblée à l’esprit l’image d’un ange en gestation, s’efforçant de rassembler ses membres encore informes, embrouillés avant que ces prouesses pulvérulentes, ce théâtre fiévreux ne finissent par une Déposition sur le présent du monde ? Au début était la Poussière. In principio erate Pulvis. La poussière est théologique. C’est cela que je voulais dire.

Jacques Lacarrière, La poussière du monde, Collection POINTS, NIL éd. 1997

jeudi 19 avril 2018

Boulafras


Deux fois par jour, vers quatorze heures, et vingt heures, (quand on n’oubliait pas), on nous apportait des biscuits de troupe - cinq le matin et cinq le soir -, rarement du pain, et quelques cuillerées d’une soupe faite de tous les déchets du repas des seigneurs. J’y trouvais un jour un mégot, une autre fois une étiquette et des noyaux de fruits recrachés.
C’était un Musulman qui était chargé de cette distribution. Ancien tirailleur, il était passé au maquis et avait été fait prisonnier au cours d’un combat. En échange de la vie, il avait accepté de servir les paras. Son nom était Boulafras, mais, par dérision, ceux-ci l’avaient transformé en « Pour-la-France », et c’est ainsi qu’ils l’appelaient. Ils l’avaient coiffé d’un béret bleu et armé d’une matraque en caoutchouc, dont il se servait à l’occasion pour se faire bien voir de ses maîtres. Ce déchet était méprisé par tous, par les paras comme par les prisonniers.

Henri Alleg*, La question, Les éditions de Minuit, 2008.


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* Henri Alleg fut le rédacteur en chef d’Alger Républicain, un journal dont la ligne éditoriale fut anti-colonialiste pendant l’occupation française de l’Algérie. Il avait été torturé par les paras du général Massu.