jeudi 19 avril 2018

Boulafras


Deux fois par jour, vers quatorze heures, et vingt heures, (quand on n’oubliait pas), on nous apportait des biscuits de troupe - cinq le matin et cinq le soir -, rarement du pain, et quelques cuillerées d’une soupe faite de tous les déchets du repas des seigneurs. J’y trouvais un jour un mégot, une autre fois une étiquette et des noyaux de fruits recrachés.
C’était un Musulman qui était chargé de cette distribution. Ancien tirailleur, il était passé au maquis et avait été fait prisonnier au cours d’un combat. En échange de la vie, il avait accepté de servir les paras. Son nom était Boulafras, mais, par dérision, ceux-ci l’avaient transformé en « Pour-la-France », et c’est ainsi qu’ils l’appelaient. Ils l’avaient coiffé d’un béret bleu et armé d’une matraque en caoutchouc, dont il se servait à l’occasion pour se faire bien voir de ses maîtres. Ce déchet était méprisé par tous, par les paras comme par les prisonniers.

Henri Alleg*, La question, Les éditions de Minuit, 2008.


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* Henri Alleg fut le rédacteur en chef d’Alger Républicain, un journal dont la ligne éditoriale fut anti-colonialiste pendant l’occupation française de l’Algérie. Il avait été torturé par les paras du général Massu.

La veuve "enchagrinée"


Un jour, Azora revint d’une promenade tout en colère et faisant de grandes exclamations.
« Qu’avez-vous, lui dit-il [Zadig], ma chère épouse ? Qui vous peut mettre ainsi hors de vous-même ?
- Hélas ! dit-elle, vous seriez comme moi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d’être témoin. J’ai été consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d’élever depuis deux jours un tombeau à son jeune époux auprès du ruisseau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer auprès de ce tombeau, tant que l’eau de ce ruisseau coulerait auprès.
- Eh bien, dit Zadig, voilà une femme estimable, qui aimait véritablement son mari !
- Ah ! reprit Azora, si vous saviez à quoi elle s’occupait quand je lui ai rendu visite !
- À quoi donc, belle Azora ?
- Elle faisait détourner le ruisseau. »
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Nicole Masson, Voltaire - A la conquête de la liberté, éd. Chêne 2015

La chambre d'hôtel


« Je voudrais une chambre », dit l’homme en allemand.
Le portier, devant un tableau chargé de clefs, était séparé du hall par une large table. Il examina celui qui vient d’entrer, un grand imperméable gris jeté sur les épaules et qui parlait en détournant la tête.
« Certainement, monsieur. C’est pour une nuit ?
- Non, je ne sais pas.
- Nous avons des chambres à dix-huit, vingt cinq et trente couronnes. »
Mersault regardait la petite rue de Prague qu’on voyait à travers la porte vitrée de l’hôtel. Les mains dans les poches, il était tête nue sous ses cheveux mêlés. À quelques pas, on entendait grincer les tramways qui descendaient l’avenue Wenceslas.
« Quelle chambre désirez-vous monsieur ?
- N’importe laquelle », dit Mersault, le regard toujours fixe sur la porte vitrée. Le portier prit une clef dans le tableau et la tendit à Mersault. « Chambre n° 12 », dit-il.
Mersault sembla se réveiller.
« Combien cette chambre ? 
- Trente couronnes.
- C’est trop cher, je voudrais une chambre à 18 couronnes. » L’homme, sans dire un mot, prit une nouvelle clef et montra à Mersault l’étoile de cuivre qui y pendait – « Chambre n° 34 ». 


Assis dans sa chambre, Mersault enleva sa veste, tira un peu sa cravate, sans la défaire, et retroussa machinalement les manches de sa chemise. Il avança vers la glace au-dessus d lavabo, à la rencontre d’un visage aux traits tirés, un peu hâlé aux endroits que ne noircissait pas une barbe de plusieurs jours. Ses cheveux dépeignés dans la course du train, retombaient en désordre sur son front jusqu’à deux plis profonds entre les sourcils qui donnaient à son regard une sorte d’expression sérieuse et tendre dont il fut frappé. Il pensa seulement alors à regarder autour de lui la misérable chambre qui faisait son seul bien et au-delà de laquelle il ne voyait plus rien. Sur une écœurante tapisserie à grosses fleurs jaunes sur fond gris, toute une géographie de crasse dessinait de gluants univers de misère. Derrière l’énorme radiateur, des coins gras et boueux. Le commutateur était brisé et laissait voir ses contacts en cuivre. Au-dessus d’un lit de milieu à lamelles, un fil verni de crasse, où séchaient de vieux restants de mouches, laissait pendre une ampoule sans abat-jour qui collait aux doigts. Mersault inspecta les draps qui étaient propres. Il prit ses objets de toilette dans la valise et un à un les disposa sur le lavabo. Puis il s’apprêta à se laver les mains, mais ferma le robinet à peine ouvert, et alla ouvrir la fenêtre sans rideaux. Elle donnait sur une arrière-cour avec lavoir et sur des murs troués de petites fenêtres. À l’une d’elles séchaient des linges. Mersault se coucha et s’endormit aussitôt. Il s’éveilla en sueur, débraillé, et tourna un moment dans sa chambre. Puis il alluma une cigarette et assis, la tête vide, il regarda les plis de son pantalon froissé. Dans sa bouche se mêlait l’amertume du sommeil et de la cigarette. Il regarda sa chambre une nouvelle fois en se grattant les côtes sous sa chemise. Une affreuse douceur lui venait à la bouche devant tant d’abandon et de solitude. À se sentir si loin de tout et même de sa fièvre, à éprouver si clairement ce qu’il y a d’absurde et de misérable au fond des vies les mieux préparées, dans cette chambre, se levait devant lui le visage honteux et secret d’une sorte de liberté qui naît du douteux et de l’interlope. Autour de lui des heures flasques et molles et le temps tout entier clapotait comme de la vase.  
 
Albert Camus, "La mort heureuse", Extraits.