samedi 5 mai 2018

Exhibition de personnage


Le soleil brillait, n’ayant pas d’alternative, sur le rien de neuf. Murphy, comme s’il était libre, s’en tenait à l’écart, assis, dans l’impasse de L’Enfant-Jésus, West Brompton, Londres. Là, depuis des mois, peut-être des années, il mangeait, buvait, dormait, s’habillait, se déshabillait, dans une cage de dimensions moyennes, exposée au nord-est, ayant sur d’autres cages de dimensions moyennes exposées au sud-est une vue ininterrompue. Bientôt il lui faudrait s’arranger autrement, car l’impasse de L’Enfant-Jésus venait d’être condamnée. Bientôt il lui faudrait rapprendre, dans un cadre tout à fait étranger, à manger, à boire, à dormir, à s’habiller et à se déshabiller.
Il était assis, nu, dans sa berceuse. En tek naturel, elle était garantie contre tout vice de fabrication, y compris les craquements nocturnes. Elle était à lui, elle ne le quittait jamais.
Le coin où il était assis était abrité par une tenture de soleil, du pauvre vieux soleil de nouveau pour la trillionième fois dans La Vierge. Sept écharpes le maintenaient. Deux liaient les tibias aux bascules, une les cuisses au siège, deux autres au dossier le ventre et la poitrine, une autre les poignets à la barre de derrière. Seuls étaient possibles les mouvements locaux. De la sueur lui coulait par tout le corps. La respiration n’était pas perceptible. Les yeux, froids et figés comme ceux d’une mouette, fixaient sur la mouture lézardée de la corniche une éclaboussure irisée qui allait pâlissant et se rapetissant. Quelque part un coucou, ayant sonné entre vingt et trente, devint l’écho d’un cri de marchand ambulant. L’écho se tut, le cri se rapprocha, entra dans l’impasse et Murphy entendit : Quid Pro Quo ! Quid Pro quo !
C’était là des choses qu’il n’aimait pas. Elles le retenaient dans le monde dont elle faisait partie et dont lui osait espérer qu’il ne faisait pas partie. Il se demandait faiblement ce qui décomposait son soleil, ce qu’on criait comme marchandise. Faiblement, très faiblement.
Il était assis ainsi parce cela lui faisait plaisir ! D’abord cela faisait plaisir à son corps, apaisait son corps. Ensuite cela faisait plaisir à son esprit, l’élargissait dans son esprit. Car c’était seulement le corps apaisé qu’il pouvait commencer à vivre dans son esprit. Et le genre de vie qu’il menait dans son esprit lui faisait plaisir, un tel plaisir que c’était presque une absence de douleur.
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Samuel Beckett, Murphy, in Choix de textes, Classiques Larousse. 1985

mardi 1 mai 2018

Le Voile et le Verbe


Comment dit-on poussière en ossète, en ourdou, ou en swahili ? Ce mot existe sûrement dans ces langues, comme dans toutes les langues. Sauf peut-être en esquimau. Poussière et glace ne s’accordent guère. La glace ne s’émiette ni ne s’effrite, elle fond, elle s’évanouit alors que la poussière ne disparaît jamais. Remuante, turbulente, insolente, elle ne cesse de virevolter, de papillonner, de saupoudrer la face du monde du fin réseau de ses cendres instables. Au début était le Voile, non le Verbe. Au début était la Poussière, chemineuse d’immensité, poudreux simulacre des astres, nuée de pollens inféconds. Comment lutter contre la poussière, comment la vaincre, la dissiper – elle qui jamais ne rit – puisqu’elle est une part de nous-mêmes, le volage et subtil visage de notre monde ? On ne supprime jamais la poussière, on ne peut que la déplacer. Au cœur des souffles les plus fous, des trombes, des tornades, elle garde sa pérennité, voire sa sérénité, bien que fantasque et fluctuante. Elle est la complice du vent qui d’abord la berce puis la disperse, la dissémine, la rudoie, la tutoie peut-être. Qui l’étreint, qui l’enserre avant de l’enlever, fiancée volatile, pour la poser, la déposer en d’autres couches. En quelque ailleurs où elle reformera aussitôt ses escouades errantes, ses foules, ses houles sans cesse recommencées, ses fantômes égrotants. Avez-vous jamais regardé avec attention un faisceau de poussière frissonner dans les rais du soleil sans que vous vienne d’emblée à l’esprit l’image d’un ange en gestation, s’efforçant de rassembler ses membres encore informes, embrouillés avant que ces prouesses pulvérulentes, ce théâtre fiévreux ne finissent par une Déposition sur le présent du monde ? Au début était la Poussière. In principio erate Pulvis. La poussière est théologique. C’est cela que je voulais dire.

Jacques Lacarrière, La poussière du monde, Collection POINTS, NIL éd. 1997