mardi 1 mai 2018

Le Voile et le Verbe


Comment dit-on poussière en ossète, en ourdou, ou en swahili ? Ce mot existe sûrement dans ces langues, comme dans toutes les langues. Sauf peut-être en esquimau. Poussière et glace ne s’accordent guère. La glace ne s’émiette ni ne s’effrite, elle fond, elle s’évanouit alors que la poussière ne disparaît jamais. Remuante, turbulente, insolente, elle ne cesse de virevolter, de papillonner, de saupoudrer la face du monde du fin réseau de ses cendres instables. Au début était le Voile, non le Verbe. Au début était la Poussière, chemineuse d’immensité, poudreux simulacre des astres, nuée de pollens inféconds. Comment lutter contre la poussière, comment la vaincre, la dissiper – elle qui jamais ne rit – puisqu’elle est une part de nous-mêmes, le volage et subtil visage de notre monde ? On ne supprime jamais la poussière, on ne peut que la déplacer. Au cœur des souffles les plus fous, des trombes, des tornades, elle garde sa pérennité, voire sa sérénité, bien que fantasque et fluctuante. Elle est la complice du vent qui d’abord la berce puis la disperse, la dissémine, la rudoie, la tutoie peut-être. Qui l’étreint, qui l’enserre avant de l’enlever, fiancée volatile, pour la poser, la déposer en d’autres couches. En quelque ailleurs où elle reformera aussitôt ses escouades errantes, ses foules, ses houles sans cesse recommencées, ses fantômes égrotants. Avez-vous jamais regardé avec attention un faisceau de poussière frissonner dans les rais du soleil sans que vous vienne d’emblée à l’esprit l’image d’un ange en gestation, s’efforçant de rassembler ses membres encore informes, embrouillés avant que ces prouesses pulvérulentes, ce théâtre fiévreux ne finissent par une Déposition sur le présent du monde ? Au début était la Poussière. In principio erate Pulvis. La poussière est théologique. C’est cela que je voulais dire.

Jacques Lacarrière, La poussière du monde, Collection POINTS, NIL éd. 1997

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