Comment dit-on poussière en
ossète, en ourdou, ou en swahili ? Ce mot existe sûrement dans ces langues,
comme dans toutes les langues. Sauf peut-être en esquimau. Poussière et glace
ne s’accordent guère. La glace ne s’émiette ni ne s’effrite, elle fond, elle s’évanouit
alors que la poussière ne disparaît jamais. Remuante, turbulente, insolente,
elle ne cesse de virevolter, de papillonner, de saupoudrer la face du monde du
fin réseau de ses cendres instables. Au début était le Voile, non le Verbe. Au début
était la Poussière, chemineuse d’immensité, poudreux simulacre des astres, nuée
de pollens inféconds. Comment lutter contre la poussière, comment la vaincre,
la dissiper – elle qui jamais ne rit – puisqu’elle est une part de nous-mêmes,
le volage et subtil visage de notre monde ? On ne supprime jamais la
poussière, on ne peut que la déplacer. Au cœur des souffles les plus fous, des
trombes, des tornades, elle garde sa pérennité, voire sa sérénité, bien que
fantasque et fluctuante. Elle est la complice du vent qui d’abord la berce puis
la disperse, la dissémine, la rudoie, la tutoie peut-être. Qui l’étreint, qui l’enserre
avant de l’enlever, fiancée volatile, pour la poser, la déposer en d’autres
couches. En quelque ailleurs où elle reformera aussitôt ses escouades errantes,
ses foules, ses houles sans cesse recommencées, ses fantômes égrotants. Avez-vous
jamais regardé avec attention un faisceau de poussière frissonner dans les rais
du soleil sans que vous vienne d’emblée à l’esprit l’image d’un ange en
gestation, s’efforçant de rassembler ses membres encore informes, embrouillés
avant que ces prouesses pulvérulentes, ce théâtre fiévreux ne finissent par une
Déposition sur le présent du monde ? Au début était la Poussière. In principio
erate Pulvis. La poussière est théologique. C’est cela que je voulais dire.
Jacques Lacarrière, La poussière
du monde, Collection POINTS, NIL éd. 1997
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