Affichage des articles dont le libellé est critique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est critique. Afficher tous les articles

mercredi 10 janvier 2018

Du livre et de l'auteur


Du livre et de l’auteur


Le livre moderne oblige des parties hétéroclites à entrer en un impossible tout et crée l’unité nouvelle d’une littérature définitivement partielle : non plus poétique d’un seul tenant, mais relation, écho et reprise. Et c’est Pétrarque qui, au hasard d’amours malheureuses et d’une écriture pleine de repentirs en donne le premier, et le goût, et l’idée.
Le livre n’est pas seulement un objet, il est une nouvelle loi de signification imposée à la parole humaine. Celle-ci n’est plus enregistrement de la mesure d’un monde, mais champ clos de signes choisis au sein duquel adviennent des événements de moins en moins subis, et de plus en plus concertés. La figure du monde n’est plus transcendante à l’acte d’écrire, mais intérieure à l’effort du l’œuvre pour surmonter ses conditions toujours disparates. Nul étonnement que le véritable titre du Chansonnier [Canzoniere] soit : Renum Vulgarium fragmenta, débris de poésie vulgaire.
Les auteurs parlent du monde, de l’âme et de Dieu, mais ils le font avec de l’encre et une plume. Un auteur ne saurait se cacher longtemps dans les lignes de son livre, on voit sa main qui trace les lettres, qui agence les pages (…). Rabelais n’est pas un auteur lorsqu’il dit que ses livres sont faits avec le vin de l’ivresse plus qu’avec l’huile des lampes. Un auteur n’est pas un inspiré, c’est un calculateur qui s’essaye à la quadrature du cercle : il doit produire du continu avec du discontinu, il doit engendrer la courbure de la vie avec la rectitude d’une volonté. Dieu est une parole toute-puissante qui fait surgir l’être du néant, l'auteur est une liberté vaine qui impose son néant à l’être.
Bruno Pinchard, Variations musicales sur quelques sonnets de Pétrarque,                                  in revue littéraire Europe, n° 902-903, 2004. pp. 54-55.

lundi 6 avril 2009

Un Martin-tueur

L’auteur dévisage le style d’un romancier qui ne laisse pas la vie à ses personnages à la fin de ses écrits et verrouille l’esprit de ses lecteurs sans la moindre lueur d’espoir qu’un actant reste sauf.

Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance. Tous ces pauvres gens, pleins de vigueur et d’espoir au premier chapitre, mouraient comme d’épidémie dans les vingt ou trente dernières pages, et bien souvent dans la force de l’âge. Ces hécatombes avaient fini par faire du tort à l’auteur. On disait ordinairement qu’il avait un génie magnifique, mais que tant de morts prématurées rendaient par trop déprimante la lecture de ses romans les plus beaux. Et on le lisait de moins en moins. La critique elle-même, qui avait encouragé ses débuts, commençait à se lasser d’une aussi sombre disposition, insinuant que cet auteur était « à côté de la vie » et l’écrivant même.

Martin, pourtant, était un homme très bon. Il aimait bien ses personnages et n’aurait pas demandé mieux que de leur assurer une longue existence, mais c’était plus fort que lui. Dès qu’il arrivait vers les derniers chapitres, les héros de ses romans lui claquaient dans la main. Il avait beau s’ingénier à les garder saufs, toujours survenait-il quelque fatalité qui les lui ravissait. Une fois, il avait réussi, en sacrifiant d’ailleurs tous les autres personnages, à faire vivre une héroïne jusqu’à la dernière page, et déjà il se félicitait lorsqu’une embolie emporta la pauvre fille à quinze lignes de la fin. Une autre fois, il avait entrepris d’écrire un roman dont l’action se passait dans une école maternelle, afin que les plus âgés de ses personnages n’eussent pas plus de cinq ans. Il pensait avec raison que l’innocence de cet âge, comme aussi bien la vraisemblance, désarmeraient l’implacable destin. Par malheur, il s’était laissé allé à écrire un roman fleuve, si bien qu’au bout de quinze cents pages, les bambins étant devenus vieillards branlants, il n’avait pu résister à recueillir leur dernier soupir.

Marcel Aymé, Derrière chez Martin, Poche 1969





Vous cherchez une bonne idée ?