Du livre et de l’auteur
Le livre
moderne oblige des parties hétéroclites à entrer en un impossible tout et crée
l’unité nouvelle d’une littérature définitivement partielle : non plus
poétique d’un seul tenant, mais relation, écho et reprise. Et c’est Pétrarque
qui, au hasard d’amours malheureuses et d’une écriture pleine de repentirs en
donne le premier, et le goût, et l’idée.
Le livre n’est
pas seulement un objet, il est une nouvelle loi de signification imposée à la
parole humaine. Celle-ci n’est plus enregistrement de la mesure d’un monde,
mais champ clos de signes choisis au sein duquel adviennent des événements de
moins en moins subis, et de plus en plus concertés. La figure du monde n’est
plus transcendante à l’acte d’écrire, mais intérieure à l’effort du l’œuvre pour
surmonter ses conditions toujours disparates. Nul étonnement que le véritable
titre du Chansonnier [Canzoniere] soit : Renum Vulgarium fragmenta,
débris de poésie vulgaire.
Les auteurs
parlent du monde, de l’âme et de Dieu, mais ils le font avec de l’encre et une
plume. Un auteur ne saurait se cacher longtemps dans les lignes de son livre,
on voit sa main qui trace les lettres, qui agence les pages (…). Rabelais n’est
pas un auteur lorsqu’il dit que ses livres sont faits avec le vin de l’ivresse
plus qu’avec l’huile des lampes. Un auteur n’est pas un inspiré, c’est un
calculateur qui s’essaye à la quadrature du cercle : il doit produire du
continu avec du discontinu, il doit engendrer la courbure de la vie avec la
rectitude d’une volonté. Dieu est une parole toute-puissante qui fait surgir l’être
du néant, l'auteur est une liberté vaine qui impose son néant à l’être.
Bruno
Pinchard, Variations musicales sur quelques sonnets de Pétrarque, in revue
littéraire Europe, n° 902-903, 2004. pp. 54-55.