Des textes choisis au gré du goût et de la lecture. Quand on aime lire un texte, on doit normalement aimer le partager. "un grand-duc chasse seul" mais...
vendredi 4 décembre 2020
Du livre et de l’auteur
Le livre moderne oblige des parties hétéroclites à entrer en un impossible tout et crée l’unité nouvelle d’une littérature définitivement partielle : non plus poétique d’un seul tenant, mais relation, écho et reprise. Et c’est Pétrarque qui, au hasard d’amours malheureuses et d’une écriture pleine de repentirs en donne le premier, et le goût, et l’idée.
Le livre n’est pas seulement un objet, il est une nouvelle loi de signification imposée à la parole humaine. Celle-ci n’est plus enregistrement de la mesure d’un monde, mais champ clos de signes choisis au sein duquel adviennent des événements de moins en moins subis, et de plus en plus concertés. La figure du monde n’est plus transcendante à l’acte d’écrire, mais intérieure à l’effort de l’œuvre pour surmonter ses conditions toujours disparates. Nul étonnement que le véritable titre du Chansonnier [Canzoniere] soit : Renum Vulgarium fragmenta, débris de poésie vulgaire.
Les auteurs parlent du monde, de l’âme et de Dieu, mais ils le font avec de l’encre et une plume. Un auteur ne saurait se cacher longtemps dans les lignes de son livre, on voit sa main qui trace les lettres, qui agence les pages (…). Rabelais n’est pas un auteur lorsqu’il dit que ses livres sont faits avec le vin de l’ivresse plus qu’avec l’huile des lampes. Un auteur n’est pas un inspiré, c’est un calculateur qui s’essaye à la quadrature du cercle : il doit produire du continu avec du discontinu, il doit engendrer la courbure de la vie avec la rectitude d’une volonté. Dieu est une parole Toute-Puissante qui fait surgir l’être du néant, l’auteur est une liberté vaine qui impose son néant à l’être.
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Bruno Pinchard, Variations musicales sur quelques sonnets de Pétrarque,in Revue littéraire Europe, n° 902-903, 2004. pp. 54-55.
lundi 17 décembre 2018
Les derviches tourneurs, pivots humains.
Dans la grande
salle au sol de tapis rouges, les derviches commencent leur lent tournoiement
au son de la flûte ney, simple roseau percé de trous dont les sons semblent
susurrer les souffles mêmes de l’âme et de trois tambourins tenus par des
musiciens assis à même le sol. Enveloppé dans sa tunique noire, image de la
cécité de l’homme prisonnier de ce monde, et coiffé de la haute toque de
feutre, image, elle, de la pierre tombale, le cheikh, pôle immobile de la
danse, préside au déroulement du samâ, ce rituel où les derviches vêtus de
blanc reproduisent la lumineuse rotation des planètes et la danse enfiévrée des
atomes. Ici chaque pas, geste ou couleur est un symbole. Étendre
les bras avant de commencer la danse, c’est accepter les dons du ciel, la
descente de la grâce divine, s’apprêter à recevoir les énergies d’en haut par
la main droite dont la paume est tournée vers le ciel et les diffuser vers la
terre par la main gauche dont la paume est tournée vers le sol. En tournant
ainsi lentement puis de plus en plus rapidement sur lui-même le derviche, par
le jeu et le pouvoir de ces deux paumes inversées, attire et concentre sur lui
les énergies du monde qui traversent son corps comme un éclair au ralenti,
muant ce corps en réceptacle des orages, des embellies de l’invisible.
Jacques
LACARRIERE, La poussière du monde, coll. Points, NIL éd. 1997, p. 61
vendredi 7 décembre 2018
La nature sculptée
Rien de plus
passionnant dans un paysage que de voir la nature imiter les sculpteurs et s’amuser
à faire l’artiste ! Depuis son départ de Konya, Yunus est retourné au
caravansérail où, cette fois, il sombra dans un sommeil de plomb. Malgré les
braiments obstinés des ânes s’inquiétant sans doute de l’absence de lune alors
que les chameaux, en leur nonchalance statufiée, dormaient d’un sommeil
apparemment sans rêve.
Il repartit le
lendemain pour gagner les provinces de l’est et se rendre, au-delà des monts et
des gorges de la Cappadoce, dans le hameau où vivait l’autre maître. Chemins bien
différents des chemins de l’aller : après quelques heures de marche dans la
steppe, le paysage commença à se bosseler, à se fissurer, à s’encolérer, et au
terme du grand plateau, à se muer en un délire d’enflures, de boursouflures, d’œdèmes,
de monstrueux bubons que l’obstination
du ciel et de la terre, les pluies et les eaux souterraines avaient creusés,
rongés, entassés, amoncelés en constructions féeriques ou grotesques, en pics, crêts,
mamelons, magmas aux épanchements sans retenue, aux érections obscènes, en
cônes colossaux rongés d’alvéoles béantes, en dômes enchevêtrés, arcs
vertigineux, tout un théâtre de rocs et de tufs, toute une apocalypse
pétrifiée.
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Jacques Lacarrière, La poussière
du monde, coll. Points, NIL éd. 1997, pages 75-76.
samedi 5 mai 2018
Exhibition de personnage
Le soleil brillait, n’ayant pas
d’alternative, sur le rien de neuf. Murphy, comme s’il était libre, s’en tenait
à l’écart, assis, dans l’impasse de L’Enfant-Jésus, West Brompton, Londres. Là,
depuis des mois, peut-être des années, il mangeait, buvait, dormait,
s’habillait, se déshabillait, dans une cage de dimensions moyennes, exposée au
nord-est, ayant sur d’autres cages de dimensions moyennes exposées au sud-est
une vue ininterrompue. Bientôt il lui faudrait s’arranger autrement, car l’impasse
de L’Enfant-Jésus venait d’être condamnée. Bientôt il lui faudrait rapprendre,
dans un cadre tout à fait étranger, à manger, à boire, à dormir, à s’habiller
et à se déshabiller.
Il était assis, nu, dans sa
berceuse. En tek naturel, elle était garantie contre tout vice de fabrication,
y compris les craquements nocturnes. Elle était à lui, elle ne le quittait
jamais.
Le coin où il était assis était
abrité par une tenture de soleil, du pauvre vieux soleil de nouveau pour la
trillionième fois dans La Vierge. Sept écharpes le maintenaient. Deux liaient
les tibias aux bascules, une les cuisses au siège, deux autres au dossier le
ventre et la poitrine, une autre les poignets à la barre de derrière. Seuls étaient
possibles les mouvements locaux. De la sueur lui coulait par tout le corps. La respiration
n’était pas perceptible. Les yeux, froids et figés comme ceux d’une mouette,
fixaient sur la mouture lézardée de la corniche une éclaboussure irisée qui
allait pâlissant et se rapetissant. Quelque part un coucou, ayant sonné entre
vingt et trente, devint l’écho d’un cri de marchand ambulant. L’écho se tut, le
cri se rapprocha, entra dans l’impasse et Murphy entendit : Quid Pro Quo !
Quid Pro quo !
C’était là des choses qu’il n’aimait
pas. Elles le retenaient dans le monde dont elle faisait partie et dont lui
osait espérer qu’il ne faisait pas partie. Il se demandait faiblement ce qui
décomposait son soleil, ce qu’on criait comme marchandise. Faiblement, très
faiblement.
Il était assis ainsi parce cela
lui faisait plaisir ! D’abord cela faisait plaisir à son corps, apaisait
son corps. Ensuite cela faisait plaisir à son esprit, l’élargissait dans son
esprit. Car c’était seulement le corps apaisé qu’il pouvait commencer à vivre
dans son esprit. Et le genre de vie qu’il menait dans son esprit lui faisait
plaisir, un tel plaisir que c’était presque une absence de douleur.
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Samuel Beckett, Murphy, in Choix
de textes, Classiques Larousse. 1985
mardi 1 mai 2018
Le Voile et le Verbe
Comment dit-on poussière en
ossète, en ourdou, ou en swahili ? Ce mot existe sûrement dans ces langues,
comme dans toutes les langues. Sauf peut-être en esquimau. Poussière et glace
ne s’accordent guère. La glace ne s’émiette ni ne s’effrite, elle fond, elle s’évanouit
alors que la poussière ne disparaît jamais. Remuante, turbulente, insolente,
elle ne cesse de virevolter, de papillonner, de saupoudrer la face du monde du
fin réseau de ses cendres instables. Au début était le Voile, non le Verbe. Au début
était la Poussière, chemineuse d’immensité, poudreux simulacre des astres, nuée
de pollens inféconds. Comment lutter contre la poussière, comment la vaincre,
la dissiper – elle qui jamais ne rit – puisqu’elle est une part de nous-mêmes,
le volage et subtil visage de notre monde ? On ne supprime jamais la
poussière, on ne peut que la déplacer. Au cœur des souffles les plus fous, des
trombes, des tornades, elle garde sa pérennité, voire sa sérénité, bien que
fantasque et fluctuante. Elle est la complice du vent qui d’abord la berce puis
la disperse, la dissémine, la rudoie, la tutoie peut-être. Qui l’étreint, qui l’enserre
avant de l’enlever, fiancée volatile, pour la poser, la déposer en d’autres
couches. En quelque ailleurs où elle reformera aussitôt ses escouades errantes,
ses foules, ses houles sans cesse recommencées, ses fantômes égrotants. Avez-vous
jamais regardé avec attention un faisceau de poussière frissonner dans les rais
du soleil sans que vous vienne d’emblée à l’esprit l’image d’un ange en
gestation, s’efforçant de rassembler ses membres encore informes, embrouillés
avant que ces prouesses pulvérulentes, ce théâtre fiévreux ne finissent par une
Déposition sur le présent du monde ? Au début était la Poussière. In principio
erate Pulvis. La poussière est théologique. C’est cela que je voulais dire.
Jacques Lacarrière, La poussière
du monde, Collection POINTS, NIL éd. 1997
jeudi 19 avril 2018
Boulafras
Deux fois par jour, vers quatorze heures, et vingt heures, (quand
on n’oubliait pas), on nous apportait des biscuits de troupe - cinq le matin et
cinq le soir -, rarement du pain, et quelques cuillerées d’une soupe faite de
tous les déchets du repas des seigneurs. J’y trouvais un jour un mégot, une
autre fois une étiquette et des noyaux de fruits recrachés.
C’était un Musulman qui était chargé de cette distribution.
Ancien tirailleur, il était passé au maquis et avait été fait prisonnier au
cours d’un combat. En échange de la vie, il avait accepté de servir les paras.
Son nom était Boulafras, mais, par dérision, ceux-ci l’avaient transformé en
« Pour-la-France », et c’est ainsi qu’ils l’appelaient. Ils l’avaient
coiffé d’un béret bleu et armé d’une matraque en caoutchouc, dont il se servait
à l’occasion pour se faire bien voir de ses maîtres. Ce déchet était méprisé
par tous, par les paras comme par les prisonniers.
Henri Alleg*, La question, Les éditions de Minuit, 2008.
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* Henri Alleg fut le rédacteur en chef d’Alger Républicain, un
journal dont la ligne éditoriale fut anti-colonialiste pendant l’occupation
française de l’Algérie. Il avait été torturé par les paras du général Massu.
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