vendredi 7 décembre 2018

La nature sculptée


Rien de plus passionnant dans un paysage que de voir la nature imiter les sculpteurs et s’amuser à faire l’artiste ! Depuis son départ de Konya, Yunus est retourné au caravansérail où, cette fois, il sombra dans un sommeil de plomb. Malgré les braiments obstinés des ânes s’inquiétant sans doute de l’absence de lune alors que les chameaux, en leur nonchalance statufiée, dormaient d’un sommeil apparemment sans rêve.
Il repartit le lendemain pour gagner les provinces de l’est et se rendre, au-delà des monts et des gorges de la Cappadoce, dans le hameau où vivait l’autre maître. Chemins bien différents des chemins de l’aller : après quelques heures de marche dans la steppe, le paysage commença à se bosseler, à se fissurer, à s’encolérer, et au terme du grand plateau, à se muer en un délire d’enflures, de boursouflures, d’œdèmes,  de monstrueux bubons que l’obstination du ciel et de la terre, les pluies et les eaux souterraines avaient creusés, rongés, entassés, amoncelés en constructions féeriques ou grotesques, en pics, crêts, mamelons, magmas aux épanchements sans retenue, aux érections obscènes, en cônes colossaux rongés d’alvéoles béantes, en dômes enchevêtrés, arcs vertigineux, tout un théâtre de rocs et de tufs, toute une apocalypse pétrifiée.
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Jacques Lacarrière, La poussière du monde, coll. Points, NIL éd. 1997, pages 75-76.